# La dépendance aux géants du numérique

À chaque fois que je rejoins une structure / un collectif, je suis choqué par le manque de réflexion au sujet des outils numériques qui y sont utilisés. C’est systématiquement du Google Docs, du WhatsApp1, des mails GMail à tour de bras. Je sais que tout le monde n’a ni ma formation sur la question, ni ma sensibilité, mais quand on parle d’activisme, on se doit de réfléchir à une manière de limiter au maximum l’accès à la majorité de nos informations.

# Le problème

Du coup, en général, je soulève rapidement la question en expliquant les risques.

Quels sont les risques me direz-vous ? Les risques sont que le modèle financier même de ces GAFAM est de piller nos données personnelles pour faire de la pub. À chaque recherche Google, à chaque mail envoyé de ou vers une adresse GMail, à chaque visionnage ou commentaire de vidéo YouTube, à chaque utilisation du clavier Android, c’est possible d’être espionné·e. À chaque échange sur un des réseaux de Meta, les informations sont soigneusement rangées dans des bases de données.2

Ce stockage massif d’informations se trouve être mis à disposition des gouvernements, par le biais de la justice ou de l’espionnage. On peut décemment partir du principe que tout ce qui est hébergé sur le sol étasunien est à disposition des services de renseignements des États-Unis grâce au Patriot Act. Heureusement, en Suisse nous n’avons pas encore un gouvernement totalitaire digne des pires dystopie, mais rassurez-vous ça pourrait arriver vite, on en parle plus tard. N’empêche que toutes ces informations données gratuitement pourraient facilement être utilisées contre nous, surtout dans une structure militante (même de désobéissance civile non-violente oui).

Quand j’arrive avec ces explications, c’est souvent bien accueilli, puis ça tombe dans l’oubli. Alors je relance une nouvelle fois, j’explique la situation à quelqu’un d’autre, et ça retombe dans l’oubli. Certaines fois on me répond le traditionnel “on a rien à cacher”, soi-disant parce qu’on agit à visage découvert, que ça fait partie de la méthode de lutte choisie, que ça permet de montrer aux autorités qu’on est bien intentionnées.

Là où ça me chagrine le plus c’est que la grande majorité des personnes engagées dans ces mouvements sont bien intentionnées et pensent être protégées par la structure alors que la minorité qui prend les décisions structurantes n’est pas (in)formée sur ces sujets, empêchant de facto à la majorité d’être en sécurité en cas de poursuites judiciaires.

# Quand la réalité rattrape la fiction

En février 2023, des militant·e·s d’Extinction Rebellion ont peint une bande cyclable. Le Canton de Genève a porté plainte pour dommages à la propriété entre autres. Jusque-là une procédure habituelle.

Sauf qu’on a appris récemment que la police judiciaire a récupéré le dossier et a enquêté sur les militant·e·s. Résultat, pour les suspect·e·s, les éléments suivants ont été analysés (liste non exhaustive) :

  • les relevés fiscaux des 4 dernières années ;
  • les relevés bancaires de janvier à juin 2023 de leurs comptes (dans les banques PostFinance, Raiffeisen, UBS et Migros) ;
  • les quittances pour les achats dans les magasins de bricolage, ainsi que les enregistrements vidéos des caisses aux moments des achats, pour des montants allant jusqu’à CHF 6.50 ;
  • la surveillances des communications téléphoniques et localisation des téléphones des militantes, ainsi que celui de la mère d’une des personnes ;
  • la demande des fiches de salaires d’une des personnes auprès du Département des Finances de l’État de Genève ;
  • la liste de toutes les éventuelles réservations de billets EasyJet des personnes incriminées depuis janvier 2020 ;
  • les données des adresses gmail et outlook ont été demandées auprès de Google et Microsoft, via le Département de Justice des USA.

En plus de ces données, la police a établi une liste des “adhérent·e·s” du mouvement d’Extinction Rebellion dans laquelle les enquêteurices ont inclu un grand-père décédé en 2019…

Alors quand j’entends dire que “le but des actions d’[un collectif] n’a jamais été […] de rester anonymes et de jouer à cache-cache avec la police. Au contraire, notre consensus d’action souligne que nous faisons nos actions à visage découvert et que nous en acceptons les conséquences.”, je ne peux que bondir sur mon siège. C’est bien joli de faire de la désobéissance civile non-violente, d’agir à visage découvert, d’attendre la police une fois l’action commencée, ce n’est pas une raison pour lui fournir toutes les infos permettant de monter des dossiers de 200 pages sur chacun·e d’entre nous.
Par mon engagement dans ce collectif, j’ai accès à la liste de TOUTES les personnes ayant un lien de près ou de loin avec le collectif. J’ai leur nom, prénom, adresse mail, numéro de téléphone, code postal. Pour certain·e·s j’ai également accès à leur implication dans le collectif, un montant de donation, les actions auxquelles ielles se sont inscrit·e·s, etc. Et tout ça pour plus de 3 000 personnes…

J’y ai accès car j’avais un rôle de recrutement à une époque. Quand j’ai découvert qu’en tant que recruteur local j’avais accès à toutes ces informations, j’ai évidemment alerté les personnes en charge du système, sans que rien ne change. J’en déduis donc que vu que j’y ai accès moi, il y a certainement des personnes mal intentionnées, ou de la police, qui y ont accès, de manière totalement légale. Rajoutons à cela le fait que le service qui héberge toute cette base de donnée est aux USA, c’est donc une donnée librement accessible aux renseignements étasuniens, ce qui ne peut que me / nous rassurer3.

C’est fort probable que demain on apprenne que la même méthode a été utilisée sur des autres personnes, d’autres structures. Qu’on apprenne que la justice a des dossiers sur les 3 000 personnes de ma liste. Quand ça justifiera de nous retirer la garde de nos enfants, qu’est-ce qu’on fera ?

# Ma conclusion

Camarades militant·e·s, prenez soin de vous, protégez-vous. Il y a de fortes chances que la structure avec laquelle vous vous engagez ne soit pas capable de vous protéger. Et vous savez ce qui est le plus horrible dans l’histoire ? C’est qu’une fois que la justice vous tombe dessus, vous vous retrouvez seul·e, même si la structure vous soutient. Toutes les erreurs, tout ce qui a fuité, toutes les listes disponibles seront utilisées pour VOUS faire tomber, parce que la justice, ce qu’elle veut surtout c’est un·e coupable.

Alors chiffrez vos communications, gardez les documents hors du web, coordonnez-vous autour d’une table plutôt que derrière une webcam, quittez les GAFAM, quittez tout ce qui est associé de près ou de loin aux USA.
Protégez-vous !


  1. Y a pas mal de Telegram maintenant, c’est moins mauvais, mais c’est clairement pas un endroit où se regrouper si on veut dénoncer les politiques gouvernementales. ↩︎

  2. Cette méthode est ce que Shoshana Zuboff appelle le capitalisme de surveillance. (Coucou les écolos apolitiques, désolé mais on parle encore de capitalisme…) ↩︎

  3. Oui, si vous vous demandez ici si un visa touristique pourrait vous être refusé parce que vous êtes sur cette liste, vous faites bien… Mais vu que vous militez (ou militiez) pour le climat, vous ne prévoyez pas de vous rendre aux USA, non ? ↩︎